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18 octobre 2009 7 18 /10 /octobre /2009 18:37

Oui, je sais, c’est assez étonnant.

Ces nouveaux développements font suite à mon article "La France va tricher aux examens de langue !"

1. Résumons le cadre général de cette histoire abracadabrante


— En 2001, création du CECRL (Cadre européen commun de référence en langue), une échelle de niveau en langue étrangère reconnue par tous les pays européens, comprenant six niveaux A1, A2, B1, B2, C1, C2 (et subdivisions éventuelles), A1 étant le niveau débutant.

Le but est de permettre une équivalence des certifications en langues d’un pays européen à l’autre, la compétence jugée par l’un étant reconnue par tous les autres. Ces certifications seront faites aux principales étapes scolaires, brevet et/ou bac.
C’était simple et applicable dès le lendemain. Trop simple pour l’UE !


— Deuxième phase. L’UE a transformé cette bonne idée en une stupéfiante usine à gaz, et a entraîné les pays membres à sa suite en compliquant la situation de diverses façons : tout d’abord en fixant des objectifs absurdement surestimés : A2 pour le brevet (raisonnable mais au début c’était B1 !) et B2 pour le bac - soit un "fluent english" s’il s’agit d’anglais ! Et en rendant ces certifications obligatoires pour l’obtention du brevet (ce qui explique la baisse d’exigence de B1 à A2...)

"Niveau B2 : niveau cible pour l’épreuve du baccalauréat.
Peut comprendre l’essentiel d’un sujet concret ou abstrait dans un texte complexe, y compris une discussion technique dans sa spécialité. Il peut communiquer avec un degré de spontanéité et d’aisance, par exemple une conversation avec un locuteur natif. L’élève peut émettre un avis sur un sujet d’actualité et en débattre." Au bac !

Ces exigences de niveau ont été établies d’après les pays nordiques qui ont quasiment adopté l’anglais comme langue nationale bis, et dont les élèves sont effectivement un peu meilleurs que les élèves français en anglais (et uniquement dans cette langue), mais, si on prend toute l’UE, la France se situe dans la moyenne selon une évaluation de 2005 basée sur le TOEIC.

Cette question d’objectifs n’est donc pas étrangère au fait que certains veulent imposer l’anglais comme lingua franca de l’UE, mais nous en avons déjà parlé ailleurs.

Pour le bac, les directives sont très ambiguës, ce qui explique l’inquiétude des professeurs. De plus, ces certifications ont été confiées à l’université de Cambridge ! (Les 2 derniers paragraphes)

En un processus de validations croisées entre les pays concernés.
"La certification est proposée par un organisme internationalement reconnu : le Cambridge ESOL pour l’anglais, l’Institut Cervantes pour l’espagnol, la KMK (Conférence des ministres de l’éducation des Länder) pour l’allemand."

Curieusement, une des complications a été amenée par les professeurs eux-mêmes et par les pédagogues, lorsqu’ils ont décidé que l’adoption du Cadre impliquait une transformation de l’enseignement des langues, comme si la mise au point d’une échelle de niveau avait changé la langue française, modifié l’anglais ou l’espagnol ! Ou révolutionné la façon d’enseigner.

Non : c’est une bonne échelle, précise (surtout avec les subdivisions A2-, A2, A2+), nécessaire, utile, mais ce n’est qu’une échelle, un abaque, un outil, pas une révolution conceptuelle.

Cette intense agitation pédagogique a pourtant eu lieu dans divers pays, comme ici en Suisse :

"Dès 2012, la Suisse romande se conformera définitivement au "cadre européen commun de référence pour les langues". Ce qui aura notamment pour conséquence un mariage plus équilibré entre communication et grammaire, à laquelle les manuels introduits ces trois à quatre dernières années (English in Mind, Geni@l) redonnent déjà une plus grande place. (...) Le délai fixé par la CIIP pour adopter le "cadre européen" et trouver un manuel est court. A l’interne, certains doutent déjà de la possibilité de s’en tenir au planning arrêté. "Le marché des langues pèse des milliards, explique Claudine Brohy, codéléguée au Forum du bilinguisme à Bienne et lectrice à l’université de Fribourg. (...) Sur le papier, cette nouvelle génération de manuels, la quatrième, s’annonce donc meilleure que la précédente, puisqu’elle saura concilier la grammaire, la communication et l’eurocompatibilité, tout en tenant compte de la spécificité romande."


On peut voit par cet extrait les liens étroits entre enseignement et éditeurs, ceux-ci ayant tout intérêt à ce que de nouveaux manuels scolaires soient commandés et achetés par les écoles et les parents... On a donc vu fleurir les manuels de langue "certifiés" ou "basés sur le Cadre commun"... L’UE soutient le business, comme chacun sait, même si les parents sont moins enthousiastes devant toute dépense nouvelle...

2. Au vu de cette usine à gaz et de son côté kafkaïen, un peu de bon sens a fini par prévaloir : le niveau exigible au brevet a été rabaissé à A2 - sinon la plupart des candidats n’auraient pas eu leur brevet, et on imagine les réactions des élèves et des parents ! Ainsi que la gêne des professeurs et du ministère...

Maintenant, c’est donc la certification au baccalauréat qui est fortement menacée, car à ce jour le ministère n’a pas publié les modalités d’application, d’où les inquiétudes des professeurs de langue, inquiétudes qui portent également sur le risque de privatisation d’une partie de l’éducation :

"Malheureusement, on sait que le ministère a pris la fâcheuse habitude d’avancer à marche forcée et pourrait être tenté par des solutions aussi rapides et économiques que catastrophiques pour notre système éducatif. Il pourrait ainsi décider de répéter ce qui se passe au collège en supprimant les épreuves de langues et en laissant le soin aux enseignants de juger si le niveau B2 est acquis sous forme d’un vague contrôle continu. On sait ce que ceci impliquerait pour l’image du baccalauréat et des langues à l’école. Autre solution, qui existe déjà pour certaines séries depuis cette année, confier la préparation des épreuves à des officines privées. Si l’on ne peut mettre en doute le savoir-faire de certaines de ces dernières, la notion d’examen "national" disparaîtrait, et il suffit d’observer les graves dysfonctionnements apparaissant régulièrement dans les pays ayant choisi cette formule pour avoir une idée des risques encourus. Dans ces deux cas la tâche du médiateur de l’Éducation sera rude."
(par Sylvestre Vanuxem, président de l’APLV, Association des professeurs de langues vivantes)

On peut s’étonner que, par la voix de leur président, l’association des professeurs de langue vivante refuse l’idée même d’une évaluation du niveau en langue faite par eux-mêmes, alors qu’ils évaluent et notent les élèves tout au long de l’année ! Et qu’ils sont les plus à même de connaître leur niveau réel.

Mais cela implique de quitter le monde des rêves et des mythes pour celui du pragmatisme, de reconnaître que l’école ne peut être le lieu que d’une initiation en langue (certes plus ou moins avancée), y compris en LV1, sans que la faute en revienne ni aux enseignants ni aux méthodes ni même aux élèves, car la motivation est un élément essentiel de l’apprentissage des langues (peu sont réellement motivés, surtout au primaire), et qu’une langue est un immense travail.

Il serait déjà bien beau que la majorité des élèves atteignent le niveau B1 en LV1. Faute de faire ce travail ingrat de réalisme, faute d’abandonner le baratin de l’UE sur le mythique Européen trilingue à l’aise dans trois langues étrangères, la situation restera absurde.

D’ailleurs, la discordance entre le niveau réel des élèves et les objectifs fixés par l’UE est confirmé par les rapports du ministère (qu’il garde sous la main), mais aussi, d’une façon alambiquée, par le récent rapport sénatorial Legendre :

"En ce qui concerne le baccalauréat, la cacophonie règne déjà. Tandis qu’un rapport préparé par un groupe de travail de la Commission des affaires culturelles du Sénat [1] propose non pas une réduction du nombre d’épreuves, mais leur étalement sur deux ans et réclame à juste titre une plus grande cohérence entre les niveaux de compétence en langues mesurés par celles-ci et le CECRL, le médiateur de l’Éducation déclare, en remettant son rapport annuel, qu’il faut simplifier le bac en supprimant les options, langues "rares" et régionales en tête."
(au nom de la commission des Affaires culturelles par le groupe de travail chargé de réaliser un état des lieux du baccalauréat,
Par M. Jacques Legendre)

Malheureusement, ce rapport ne se prononce pas sur le fait de placer la barre aussi haut pour le niveau en langues, alors que chaque spectateur des jeux Olympiques sait que, quand la barre est trop haute, on se casse la figure ! Il ne dit pas si c’est une bonne ou une mauvaise idée, et se contente de constater ce que quelques eurocrates non identifiés ont décidé :

"La France s’y est d’ores et déjà référée en utilisant ce cadre mis au point sous l’égide du Conseil de l’Europe pour définir les niveaux que les élèves doivent atteindre à différents moments-clés de leur scolarité. Pour la fin de la scolarité secondaire, c’est ainsi le niveau B2 (utilisateur avancé ou indépendant) qui a été retenu."

Mais, heureusement, il propose ce qui semble être une évidence, que les professeurs fassent une estimation du niveau des élèves en se basant sur cette échelle de langue – en clair, sans tenir compte des objectifs surestimés :

"Votre rapporteur souhaite que l’éducation nationale aille plus loin encore, en utilisant ce cadre comme référence pour l’évaluation des élèves au baccalauréat. Outre la note chiffrée, le niveau de maîtrise atteint par eux pourrait être évalué à partir du référentiel du portfolio européen des langues. Il figurerait au côté de la note sur le relevé de résultat."

Dernier développement en date, une pétition protestant contre la suppression de l’évaluation orale en langue au bac STG.

Tout ça est assez embrouillé.

Pour la première fois, l’association des professeurs de langue s’interroge sur le risque de surestimation du niveau à cause de ces objectifs surdimensionnés (débattre d’actualité avec un natif, au bac !) :
"Le risque de "sur-évaluationnite" est-il réel ?"
http://www.aplv-languesmodernes.org...

Conclusion

Espérons que les contraintes budgétaires et le simple bon sens imposeront la certification du niveau en langue étrangère par les professeurs eux-mêmes, que celle-ci soit basée sur le contrôle continu ou qu’elle soit faite à l’occasion du baccalauréat.

Si celle-ci est faite au bac, diverses modalités sont possibles (un seul professeur, deux ou trois) pour renforcer l’homogénéité des évaluations d’un établissement à l’autre, d’un pays à l’autre, et leur impartialité ; ce sera de toute façon moins coûteux que de le faire certifier par Cambridge, ou par une boîte privée. Car derrière cette usine à gaz européenne se profilent toutes sortes d’intérêts privés, le business des langues se chiffrant par milliards...

Espérons que les professeurs de langue acceptent, et même réclament, cette responsabilité qui correspond tout à fait à leur travail d’enseignement et de contrôle continu tout au long de l’année. Cette certification ne rajouterait à leur travail habituel qu’une signature et un coup de tampon de l’administration, et ce nouvel aspect de leur métier reconnaîtrait et valoriserait leur rôle.

On peut également prévoir une procédure d’appel si un élève estime que son niveau a été sous-estimé, un contrôle par un professeur différent, rémunéré au besoin en heures supplémentaires.

La validation par les professeurs serait un signe de confiance en eux et dans le système éducatif français – rappelons qu’une conseillère de l’Elysée démissionnaire avait reconnu être partisane d’une privatisation complète de l’enseignement... et que M. Xavier Darcos, ministre de l’EN, vient d’annoncer des stages d’anglais durant les vacances d’hiver et d’été, sous forme d’heures supplémentaires et d’intervenants extérieurs natifs anglophones, au point d’être surnommé par les syndicats ministre du Temps extrascolaire... Le débat sur la privatisation de l’enseignement est en embuscade.

Il nous semble donc que la certification en langue basée sur le contrôle continu serait une bonne initiative du gouvernement, qui laisserait tomber cet absurde système imaginé par quelques bureaucrates de l’UE. Les professeurs reprendraient alors ce que d’aucuns voulaient confier à des universités étrangères ou à des boîtes privées.

Enfin, une échelle n’est qu’une échelle ; l’élève se situe dessus à tel ou tel niveau, quels que soient les objectifs délirants que l’UE a décidés. Toute autre solution obligerait à des contorsions, des moyennes (l’écrit compensant le faible niveau oral...), bref, de la triche institutionnalisée qui aboutirait à dévoyer le Cadre commun, un outil consensuel de l’UE qui nous faisait jusqu’à présent défaut.
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