Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 mai 2011 6 07 /05 /mai /2011 21:56

Le succès des filières de langue à l’école ne reposerait-il pas sur un malentendu ? Tandis que certains rêvent à une sorte d’Homme nouveau polyglotte dès l’enfance, le succès de ces sections est souvent basé sur la simple aspiration des parents à une filière d’excellence !
De plus, faire reposer sur les langues l’organisation des classes rigidifie l’institution scolaire – alors même que le choix y est de plus en plus limité.

Nous verrons que tout cela est depuis longtemps connu des autorités !

Petit rappel sur ces filières :

« A titre expérimental, il est proposé, dans certains établissements, de commencer la deuxième langue vivante étrangère dans une classe "bilangue" dès la 6e. » (Eduscol)

« Ils auront 3 heures dans chacune des langues, au lieu de quatre en LV1, presque toujours l’anglais. » (Eduscol)

Les buts sont vastes et nobles :
« La scolarité en section européenne ou de langue orientale permet aux élèves d'améliorer leurs compétences en langue, d'acquérir de nouvelles compétences notamment grâce à l'enseignement d'une discipline non linguistique - une matière enseignée en langue étrangère. Elle leur permet de s'ouvrir à l'International et au dialogue interculturel ainsi que de mieux d'être mieux réparés à la mobilité professionnelle. » (Emilangues)

Un rapport destiné au ministère semble attribuer la naissance de ces dispositifs à l’Alsace, afin de promouvoir l’étude de la langue du pays voisin, l’allemand, mais, depuis lors, la pression de l’UE en faveur du développement des langues à l’école a fortement renforcé cette tendance. (doc en pdf)

Le succès est incontestable :
« Les sections européennes ou de langues orientales sont en constante augmentation et scolarisent chaque année un nombre croissant d'élèves. »

Les demandes pour les classes bilangues, qui débutent souvent dès la 6e, excèdent les places. Il en est de même pour les sections dites européennes et les sections internationales, dont l’entrée est conditionnée à un certain niveau de langues, sur dossier ou contrôlé en réel : ainsi, alors qu’en France on s’écharpe depuis des décennies sur la légitimité d’une sélection à l’entrée de l’université, on a discrètement instauré dans le secondaire une sorte d’examen d’entrée !

"L'admission se fait géné­ra­le­ment sur dos­sier" (article du site Vousnousils)
Parfois dès le primaire :
« Les familles qui souhaitent que leur enfant intègre une section internationale doivent déposer un dossier auprès de l'école. Les élèves passent une épreuve orale qui permet d'apprécier leur niveau de connaissance de la langue étrangère ou du français, pour les élèves étrangers. »
« Les procédures de recrutement varient d’un établissement à l’autre. »

En somme, un goût très français pour le flou, l’ambigüité et les privilèges.

Une anecdote récente confirme l’attachement des parents à ces filières particulières : suite à une information sur une restructuration des sections internationales de leur lycée, les parents d’élèves ont rapidement signé lettre et pétition pour protester contre la mixité envisagée de leurs enfants avec les élèves du tout-venant...
Un message sur le site dudit lycée a mis fin à ce début de polémique : il n’y avait en fait pas de menace sur ces filières à statut particulier.

D’où vient la place primordiale prise par les langues dans l’organisation des établissements scolaires ?

De l’UE d’abord, qui met une pression énorme sur l’Éducation nationale (EN) pour que l’enseignement des langues se développe toujours plus (tout en faisant paradoxalement de l’anglais la langue commune de l’Europe).

Une certaine volonté de s'ouvrir à l'international (selon le cliché à la mode) qui débouche en fait vers des privilèges accordés essentiellement aux anglophones, notamment dans les sections internationales, surtout destinées aux Français bilingues (type expatriés de retour, ou biculturels) et aux étrangers :

"Le contenu des sec­tions anglaises, par exemple, est piloté par l'université de Cambridge" (Vousnousils)

Mais aussi du monde pédagogique des langues qui semble rêver d’un enseignement simultané dans plusieurs langues, dès la maternelle (en anglais, et imposé), et semble admirer par exemple le plurilinguisme du Luxembourg, du Pakistan ou de la Suisse, en niant les grandes difficultés structurelles que cela implique pour les écoles, et le fait que tout le monde n’en a pas envie...

Cette pression conjuguée, politique et idéologique, renforcée par des arguments pseudo-scientifiques sur les avantages du plurilinguisme précoce (contredits par d’autres linguistes et d’autres études) a poussé les langues à « envahir » les autres disciplines, par la transversalité et par les programmes EMILE (enseignement d’une matière dans une langue étrangère) – qui sont anticonstitutionnels, puisque la langue d’enseignement est le français, avec une dérogation pour les langues régionales. (EMILE ne se fait pas dans les classes bilangues.)

Les rapports officiels sur ces filières sont favorables (quoique lucides, comme on va le voir).

« Globalement ces classes comparées aux autres classes de 6ème présentent des résultats supérieurs dans l’ensemble des autres matières. (cf annexe 1). »
(rapport national)

Atteindre le niveau de compétence en langue fixé par l’UE : A2 au brevet et B1 au bac, curiosité d’esprit, transversalité, parfois EMILE, motivation, projet personnel, renforcer les compétences dans les autres disciplines, etc. A en croire les avantages listés dans un rapport local de 2006 (en pdf), ces programmes auraient toutes les vertus, hormis la repousse des cheveux !

Mais ces mêmes rapports officiels confirment aussi les ambigüités sur les objectifs, et les risques de filière d’excellence déguisée !

— L’incertitude quant aux objectifs :

« L’absence de réponses claires aux interrogations sur les objectifs poursuivis a
pour conséquences des incohérences locales dans les cartes de langues, des
incompréhensions légitimes chez les enseignants de certaines langues, des
hésitations de la part de décideurs académiques conduisant à des décisions
contradictoires selon les académies et, globalement, à une situation très inégale et diversifiée à l’extrême sur le territoire national. »
(rapport ministériel de 2004, ainsi que les extraits suivants)

« Vient s’ajouter une autre question lourde de conséquences : les dispositifs
d’enseignement des langues doivent-ils viser prioritairement à mettre en œuvre des recommandations politiques en faveur de l’enseignement de certaines langues, pour répondre à des besoins politiques, économiques ou culturels du pays, et infléchir la tendance très forte de la « demande sociale » en faveur d’un apprentissage de certaines langues (anglais et espagnol essentiellement) ou bien doivent-ils assurer un traitement identique et « équitable » de toutes les langues enseignées ? »

Bonne question, à laquelle il a été apporté une réponse claire, mais officieuse : le tout-anglais ! Il n’y a à l’école ni liberté de choisir ses langues, ni égalité des langues.

— Le risque de dérive en filières d’excellence officieuses :

« Le choix entre ces deux options ne peut s’effectuer sans avoir à l’esprit les incidences sur la carte scolaire et sur la possibilité de voir se constituer ainsi des filières d’excellence dans les collèges."

« Dans de nombreux départements et académies, ce dispositif est utilisé délibérément pour créer des pôles d’excellence dans des établissements en zones d’éducation prioritaires ou dont le recrutement est mis en péril par de nombreuses demandes de dérogation ou de départ vers des collèges privés. Il s’agit dans ces cas d’une utilisation des dispositifs bilangues comme moyen de réguler la carte scolaire. Ceci ne peut néanmoins fonctionner que si le dispositif n’est pas généralisé. »

Malheureusement, les auteurs de ce rapport dérapent un peu dans leur conclusion : pensez donc, ils demandent de la clarté à l’EN !

« Le caractère expérimental des classes bilangues ne peut perdurer. Une harmonisation et une clarification s’imposent : une telle offre doit pouvoir s’inscrire clairement dans les politiques linguistiques académiques et les projets d’établissement. »

De la clarté, non mais ! Pourquoi pas aussi de la franchise ?

Une autre raison parentale de choisir une classe bilangue : pallier l’absence de choix en 6e, remédier à la baisse de la diversité linguistique dans les établissements, car c’est parfois la seule solution pour étudier une langue non proposée - en général, l’allemand ou l’espagnol.

Comme le relate une prof d’allemand dans un entretien :
 « Un argument décisif a été le fait que les élèves n’ont plus à faire un choix exclusif, mais au contraire un choix inclusif. Ils peuvent aborder l'étude de l'allemand sans avoir à renoncer à l'anglais, ni éventuellement à l'espagnol. Valenton regroupe de très fortes communautés étrangères, et ces enfants n'aiment pas devoir renoncer aussi tôt au choix de l'espagnol. »

L’excellence, l’élitisme
Nous n’avons rien contre l’élitisme au sens que lui donne Brighelli dans son blog  :

« On essaie de déboulonner ce qui marche au nom de l’égalitarisme. L’élite est devenue un gros mot, d’ailleurs on dit maintenant « élitisme ». Moi, je conçois l’élitisme pour tout le monde. En revanche, quand certains promettent la réussite pour tous, c’est de l’escroquerie. Je regrette, mais tout le monde ne peut pas aller jusqu’au doctorat. Je reconnais que nous avons en France un taux très faible de licenciés, mais nous payons l’incurie du collège et du lycée. Finalement, nous sommes revenus en 1788. Les pédagogues ont réalisé la grande peur de Bourdieu, en créant une France d’héritiers. Et puis quand je vois la politique de Richard Descoings à Sciences po, je réponds que la charité ne peut pas être une politique globale. » (Interview de JP Brighelli)

Mais ce développement de filières d’excellence officieuses (réelles ou supposées telles), réservées aux plus informés, est un système totalement absurde qui ne peut engendrer que déceptions, blocages et rancœurs  !

Car à mesure que les gens apprennent qu’il s’agit d’une « meilleure classe », la demande s’accroît et sera toujours supérieure au nombre de places.

Au fond, que veulent les parents d’élèves, sinon une garantie de qualité, l’assurance que leur gosse sera dans « une bonne classe », sans enfants violents, malpolis, sans cas sociaux et perturbateurs professionnels, sans cours bruyants où des professeurs laxistes laissent les téléphones sonner, les élèves discuter entre eux à voix haute, et où quarante minutes sur cinquante sont consacrées à de vaines tentatives de maintenir un semblant de discipline, où quatre remplaçants se succèderont dans l’année en raison des arrêts maladie du titulaire pour dépression ? Certes, il s’agit de la caricature maximum (pas sûr...), mais ce souhait des parents pour « la meilleure classe » du « meilleur lycée » n’est-il pas légitime ?

Sans oublier les malheureux chefs d’établissement obligés d’expliquer aux parents déçus qu’il faut un bon dossier en langues, tel ou tel niveau - laissé à l’appréciation locale...

En outre, un élève peut se voir empêcher de déménager, ou être gêné en cela par le fait que son futur établissement ne propose pas les mêmes langues ou filières.

Peu efficace, injuste, abracadabrante, hypocrite - peut-on imaginer pire organisation ?

Sur un plan plus général, une journaliste interroge son ancien professeur de philosophie, Jean-Claude Blanc, qu’elle décrit sur son blog comme « Particulièrement soucieux des questions de laïcité et du devenir le l’école publique », et qui plaide pour un retour à une école « fermée » ou plutôt protégée, « hermétique au tumulte du monde et de la rue » .

« L'école ne doit pas éduquer mais instruire », avec des profs non pas sympas mais justes et efficients dans leur rôle d’enseignants.
« transmettre LA culture en faisant fi DES cultures. »

En organisant la répartition des élèves dès la 6e selon les langues, privilège exorbitant accordé à aucune autre matière, on rigidifie toute la structure scolaire.

La solution à tous ces problèmes est dans la souplesse et les modules, mode de fonctionnement depuis longtemps conseillé (rapport Legendre) et déjà partiellement pratiqué dans certains établissements :

« De nombreux observateurs signalent cependant le danger potentiel de voir se
transformer ces dispositifs en nouvelle filière élitiste, en particulier si cette disposition n’est pas étendue à tous les élèves. On observe que les résultats de ces élèves aux évaluations en français et mathématiques en sixième sont globalement supérieurs à la moyenne des élèves de l’établissement bien que des cas individuels différents soient aussi constatés. C’est pourquoi, dans la très grande majorité des cas, les chefs d’établissement mettent en place des sections bilangues, (dispersion des élèves concernés sur plusieurs classes et regroupement uniquement pour les cours de langue) plutôt que des classes bilangues. Cette pratique va à l’encontre de l’objectif qui consiste à créer des pôles d’excellence dans certains établissements difficiles et génère des difficultés pour la constitution des emplois du temps » (passage surligné par nous)

Il suffit de généraliser ce fonctionnement durant quelques après-midis par semaine, avec des modules optionnels interclasses, en sus de la langue choisie en LV1. Il ne s’agirait pas d’un soutien scolaire mais d’une vraie validation volontaire d’un niveau supérieur – mais pas seulement en langues : dans n’importe quelle autre matière. On manque de scientifiques, pourquoi toute l’organisation des écoles tournerait-elle autour des langues ?

Les élèves pourraient alors être répartis dès la 6e au hasard de la mixité scolaire, et ce jusqu’aux différentes étapes de l’orientation déjà en place dans le secondaire (sport-étude, lycée professionnel ou filières générales, puis orientation en première vers différents bacs), tout en bénéficiant d’un cursus varié, librement choisi et d’excellence, selon leurs goûts et leurs capacités. Certes au prix d'un aménagement de l'emploi du temps pas simple, mais rien de comparable à l'abominable casse-tête logistique que représentent les filières de langues.

Défendre l’égalité des chances, oui, c’est une évidence.
L’élitisme au sens de permettre à chacun de tirer le meilleur de lui-même, comment être contre ? Mais pas en cachette : au grand jour et pour tous !

La solution à la dérive des classes bilangues, des sections européennes et internationales en classes d’excellence déguisées – « les meilleures classes », – ainsi que le remède aux blocages structurels et à l’absence de choix des langues, résident dans la souplesse et les modules interclasses.

Mais aussi dans le retour des langues à ce qu’elles sont : une matière parmi d’autres, traitée à égalité et non comme l’axe central de l’organisation scolaire, une matière dont le succès repose sur la motivation et un libre choix, conditions indispensables pour un véritable polyglottisme.

Partager cet article
Repost0

commentaires

M
<br /> Très bon article, très instructif.<br /> L'égalitarisme un peu inconscient masque à mon avis un manque de réflexion sur les objectifs de l'école. Si l'école doit transmettre "la culture", il faut sans doute revoir le modèle des pédagogies<br /> en langue (en anglais, la méthode actionnelle). La philosophie sous-jacente : l'élève doit découvrir les choses par lui-même (l'élève au coeur du savoir), ça peut être une bonne chose, mais par<br /> pour tout, certaines choses ne s'inventent pas.<br /> Personnellement, je suis pour développer des langues par région plutôt que nationalement : à force de vouloir donner les mêmes chances à tout le monde, on fabrique plein d'anglophones, quelques<br /> hispanophones et germanophones, et pour le reste, c'est plus difficile. Je serais personnelement pour favoriser certaines langues dans une région (filière d'excellence à l'université, collèges et<br /> lycées qui proposent cette langue, ponts entreprise / école autour de ces langues) : italien, arabe, russe, polonais, chinois... plutôt que d'avoir une option russe dans tel lycée en Normandie, une<br /> autre en Picardie et presque personne dans les sections langues de ces universités. Regrouper les moyens en somme pour que l'ensemble des régions françaises offre un plus grand panel de langues à<br /> apprendre, plutôt que de saupoudrer un peu de tout partout et que seul l'anglais soit doté de vrais moyens partout.<br /> En tout cas, blog toujours aussi intéressant.<br /> Cordialement<br /> <br /> <br />
Répondre
K
<br /> <br /> Merci. Sur le lycée Balzac, un article virulent (opposé à la politique du nouveau chef d'établissement) que je ne connaissais pas quand j'ai préparé le mien ; les commentaires également sont<br /> instructifs.<br /> <br /> <br /> http://www.causeur.fr/c%E2%80%99est-balzac-qu%E2%80%99on-assassine,8012<br /> <br /> <br /> Sur le système finlandais, dont on nous rappelle souvent qu'il donne les meilleurs résultats au classement Pisa de l'éducation, j'ai enfin trouvé (grâce au site Vousnousils)  un article<br /> détaillant un peu plus son fonctionnement :<br /> <br /> <br /> http://www.scienceshumaines.com/formation-des-enseignants-l-exemple-finlandais_fr_27251.html<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />