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19 octobre 2009 1 19 /10 /octobre /2009 21:58

Ce titre peut surprendre, mais pourquoi faire un article sur un forum citoyen sinon pour réfléchir, anticiper, pour remettre en cause des dogmes trop bien établis pour être honnêtes ?
Alors que notre endettement atteint 76% du PIB, aucune évaluation n’a jamais été faite des voyages scolaires.

 
1. Le dogme actuel
 
En gros, les voyages linguistiques scolaires sont extrêmement bénéfiques et quasiment aussi indispensables que l’eau et le pain, car sans eux l’esprit de l’élève demeurera comme une boîte de conserve sans ouvre-boîte : fermé.
(Les autres matières et professeurs étant présumés inaptes à ouvrir l’esprit de quelque élève que ce soit, merci pour eux !)
 
Cette opinion est renforcée par l’argument d’autorité : les instances européennes aussi disent que c’est très utile, qu’il faut développer la mobilité, car un bon Européen doit frétiller dans l’UE comme un poisson poursuivi par un prédateur. En l’occurrence, le prédateur est tapi dans les conseils d’administration des multinationales, puisque cette théorie de la mobilité est à la base une exigence industrielle pour améliorer l’employabilité des Européens.
 
Tout ceci aboutit à un phénomène analysé il y a quelques décennies par François de Closets dans son livre « Toujours plus », à savoir – en gros – que n’importe quelle structure, n’importe quel ministère, lobby ou corporation a l’irrésistible tendance à réclamer toujours plus de moyens financiers ! Sans jamais se demander si on ne pourrait pas faire mieux avec autant, voire avec moins, ou faire autrement.
 
Car dans tous les domaines, rien de plus facile que de demander plus, rien de plus difficile que d’évaluer, de faire un bilan honnête, de réformer.
 
En matière de voyages linguistiques, ce phénomène du « toujours plus » est bien illustré par une récente communication de l’APLV (Association des professeurs de langue vivante).
 
« Conclusions de l’APLV
Au vu des résultats de cette enquête l’APLV demande au Ministère de l’Éducation nationale de mettre en œuvre une véritable politique d’encouragement à l’organisation des voyages scolaires à l’étranger et à cet effet :
— d’incorporer cette dimension dans la formation initiale des enseignants ;
— de fixer des règles nationales claires en ce qui concerne les subventions ;
— de prendre à sa charge les dépenses liées au voyage et à l’hébergement des accompagnateurs ;
— de prendre en compte dans leur service ce travail spécifique des professeurs de langues vivantes.
Au moment où les dits « stages linguistiques » sont organisés en France pendant les vacances scolaires dans les établissements, il est indispensable que le Ministère prenne conscience de la nécessité d’aider les professeurs à organiser dans de bonnes conditions les séjours linguistiques de leurs élèves. »
 
L’inflation financière est également illustrée par une campagne qui va commencer juillet 2009, à l’initiative de L’Office national de garantie des séjours et stages linguistiques, en faveur du contrôle de la qualité des séjours linguistiques, axée pour l’instant sur l’Allemagne.
« Des contrôleurs indépendants qualifiés et dûment mandatés seront envoyés en mission dans ces différentes villes, afin de constater le respect des exigences du Contrat Qualité en termes d’organisation générale, d’encadrement (transport et séjour), d’hébergement, de cours, d’activités et d’excursions. »
 
Étrange gouvernement qui supprime 16000 (en 2009) postes dans l’Éducation nationale, mais recrute des inspecteurs pour vérifier la qualité des séjours linguistiques – la qualité, mais pas l’utilité... comme nous allons le voir.
 
(Un article informatif est d’ailleurs en attente sur Agoravox, émanant directement de cet Office national)
 
2. Bilan ? Evaluation ?
 
Quels vilains mots ! A une époque où pourtant tout est sujet à évaluation (notre président a même voulu faire évaluer ses ministres par un audit privé !), les séjours linguistiques jouissent de l’immense privilège de n’être jamais évalués, par la grâce d’une sorte d’immunité diplomatique - après tout, comme nos ambassadeurs, ce sont des Français qui se rendent officiellement à l’étranger !
 
Étant donné que le but de ces courts séjours est de progresser dans une langue étrangère, le contribuable payeur que nous sommes tous pourrait s’attendre à ce qu’on vérifie que les énormes sommes (montant ?) qui sont consacrées à cette activité aient bien fait progresser nos enfants en langue, le plus souvent l’anglais. Mais non !
 
Reste donc le bon sens, les témoignages des uns et des autres, des amis, des enfants, des copains et copines des enfants.
 
Et que nous racontent-ils ? Un groupe d’élèves étrangers débarque dans le cadre d’un échange scolaire, ils sont souriants, mais, de part et d’autre, c’est à peine si on peut échanger deux phrases, on bouffe tous à la cantine, ils suivent nos cours sans rien y comprendre, on visitera durant la semaine un ou deux musées locaux, une petite marche s’il fait beau et hop, les voilà qui repartent dans leur pays. Après, ce sera notre tour.
 
Estimation des progrès en français réalisés par ces écoliers : 0,5% !
Allez, par pure bonté d’âme, je veux bien admettre que c’est légèrement plus pour des élèves allant de la seconde à la terminale, mettons 1% de progrès en une semaine...
 
De toute façon, on ne sait pas évaluer le niveau en langue ! Le CECRL, échelle de niveau consensuelle, n’a que quelques années, temps apparemment insuffisant pour que les professionnels aient finalisé les outils nécessaires à cette évaluation ! Faute d’outils de mesure, impossible d’évaluer la progression... (Si l’on excepte les tests genre Toefl et Toeic destinés surtout aux entreprises, et qui concerne une population particulière.)
 
Mais dès qu’un odieux personnage matérialiste ose mettre en doute l’utilité linguistique de ces voyages, les profs de langue sortent l’argument suprême, la bombe atomique de la pédagogie des langues : les voyages linguistiques permettent de découvrir une autre culture, et ouvrent l’esprit.
 
Alors, pourquoi ne fait-on pas d’échanges scolaires entre Bretons et Corses, entre Alsaciens et Basques pour découvrir mutuellement nos cultures ? Et la traduction, à quoi ça sert, sinon à découvrir des cultures ? Et le cinéma, et la télévision ?
 
En outre, je serais prof d’une autre matière, je me vexerais :
« Moi aussi j’ouvre l’esprit de mes élèves ! »
 Et le prof d’EPS rajouterait, histoire de montrer qu’un sportif peut avoir des lettres : « Mens sana in corpore sano ! Le sport aussi, ça ouvre l’esprit, en plus ça ventile les sinus et peut-être même le cerveau ! »
 
C’est fou, combien de gens sont payés pour ouvrir l’esprit de nos enfants ! Si après ça, ils passent des heures zombifiés devant leur jeu vidéo, à trucider des aliens ou des terroristes, c’est à désespérer. 
 
3. Après le bilan intellectuel, le bilan carbone !
 
A l’heure où les enfants, après être allés voir l’exposition « Maison » (Home) de Y.A. Bertrand, tarabustent leurs parents pour qu’ils ne laissent pas l’ordi en veille, les critiquent quand ils prennent la voiture pour aller acheter le journal plutôt que de se taper une revigorante course à pied de cinq kilomètres, il ne leur vient pas à l’idée de contester les 3000 kilomètres qui leur ont permis de prononcer « fuck off » avec l’accent de Birmingham !
 
A l’heure où on s’interroge sur le bilan carbone des fraises espagnoles aux pesticides (les analyses faites à l’entrée en France sont tenues secrètes !) qui font 2000km en camion pour que d’aucuns se sentent privilégiés de manger en plein hiver des fadasses fruits gorgés d’eau, ne devrait-on pas se poser des questions sur le bilan carbone des séjours linguistiques ?
 
Je ne vous parle même pas des bus qui circulent sans cesse pour trimbaler des supporters de foot de plus en plus avinés à mesure qu’on se rapproche du stade, ou des voitures particulières qui se déplacent pour voir d’autres voitures courir sur des circuits de Formule 1 !
Polluer pour aller en voir d’autres polluer, n’est-ce pas la quintessence de notre civilisation de loisirs ?
 
Mais je m’égare, je mélange tout, sans doute les effets du CO2 ou des micro-particules diesel qui montent de la rue.
 
Je passe sur l’absence encore fréquente de ceintures de sécurité dans les bus de voyage, on va dire que c’est un argument mesquin et facile.
 
Revenons à l’anglais... Euh, à la diversité linguistique.
 
Les gens du métier souhaitent une pérennisation et même un développement des échanges :
« L’apprentissage des langues est à associer à la découverte d’autres cultures et à des rencontres possibles avec des jeunes d’autres pays. Une première étape serait que tout lycée en France ait au moins un accord d’échange avec un autre lycée en Europe, et si possible deux ou trois dans autant de pays de l’Union européenne. » (APLV)
 
Comptons chichement trois échanges par lycée, 11000 établissements, 2000 km aller-retour en moyenne (certains font plus, d’autres moins), ça nous donne un total annuel de 66 millions de kilomètres ! ! ! Sans évaluation du résultat !
 
Gageons que la paysanne d’un village reculé de quelque coin déshérité, qui va de sa cabane en torchis jusqu’au puits pour ramener un peu d‘eau potable (si elle a de la chance) serait bien épatée.
 
Démagogie ? Assurément, autant que le reproche des investissements spatiaux durant la course vers la Lune : ne pas aller sur la lune n’aurait évité la famine à aucun enfant du tiers-monde, je suis d’accord. Pourtant, je ne peux m’empêcher de trouver certaines de nos habitudes bien peu rationnelles. 
 
Le bilan carbone des séjours linguistiques est tout bonnement catastrophique : des millions de kilomètres dans toute l’Europe, pour des progrès en langue très faibles, et jamais estimés... 
La validation et la preuve, c’est bon pour les sciences, les audits, c’est bon pour les entreprises, là on parle de culture, inestimable !
 
Les séjours linguistiques scolaires sont un luxe de pays riche, gavés de consommation, gorgés de biens et de services, mais qui n’en ont jamais assez !
 
4. Soyons objectifs, voyons les avantages de ces séjours

Avantages pour les élèves :
 
— Sécher les cours une semaine.
Bien sûr, ils doivent souvent suivre des cours sur place, rien n’est parfait, mais avez-vous déjà essayé de suivre un cours d’histoire en anglais, ou une explication sur la Renaissance en allemand ? C’est très reposant, on peut penser à autre chose - aux filles par exemple.
Donner et prendre son premier baiser, acheter des capotes et rêver de les utiliser, s’émanciper temporairement du pater familias, tester l’acoustique d’un bus en gueulant « Ils ont des chapeaux ronds, vive les tétons » (je ne me souviens plus exactement des paroles adaptées à ces ambiances festives), découvrir la gastronomie anglaise, aider les familles nécessiteuses qui louent un gourbi aux élèves étrangers (et donc soutenir l’économie anglaise), noble mission s’il en est.
 
Avantages pour les profs accompagnants :
— Sécher les cours : une semaine sans faire cours, pas de cours pendant une semaine. Oui, je sais, c’est trois fois la même chose, mais ça fait plaisir rien qu’en le répétant. 
— S’exercer au calcul mental en comptant les élèves chaque jour, voire plusieurs fois par jour pour les plus consciencieux. Et même la soustraction quand il en manque. 
— Réviser les langues en expliquant aux vigiles ou à la police qu’il y en a deux égarés dans le musée ou dans la rue – laquelle, on ne sait pas. Essayez un peu de dire ça en anglais ou en allemand : vous verrez, c’est plus difficile que ça en a l’air.
Seul inconvénient notable pour l’encadrement : la présence des élèves.
Et l’obligation de visiter les mêmes soporifiques musées que l’année précédente, plutôt que les quartiers chauds de Soho. 

Avantages pour la société :
— Donner du travail aux chauffeurs de bus.
— Consommer du gasoil et enrichir les monarchies pétrolières, pour qu’en retour ils nous achètent enfin des Rafale (admirons la merveilleuse harmonie de la vie).
— Faire marcher le commerce des autoroutes, des cartes postales, des restauroutes, des distributeurs de malbouffe à pièces, des distributeurs de préservatifs, des épiceries à canettes de bière, des bureaux de tabac.
— Aider la GB à équilibrer son budget.
- Faire découvrir la culture anglaise par une authentique ambiance à la Dickens, nourriture d’époque et marchands de sommeil inlcus ! Les moins chanceux seront choyés comme chez papa-maman.
— Soutenir l’économie en temps de crise, notamment les constructeurs de bus et les fabricants de pneus.
 
 
Conclusion
 
Bien que non-professionnel, modeste parent d’élève (dont tous les profs disent qu’on ne comprend rien à l’éducation...), j’oserai quelques remarques :
 
Les séjours linguistiques scolaires n’ont jamais fait l’objet de la moindre évaluation. Nul ne sait de combien les élèves progressent en langue durant ces quelques journées en immersion, ou en écoutant quelques cours dans une langue étrangère (assister à des cours serait plus juste !) ; disons une progression de 0,5%.
 
Leur coût est très élevé. Combien, on l’ignore aussi ! La prise en charge étant extrêmement morcelée entre État, conseils régionaux, parents – de moins en moins enthousiastes pour payer, compte tenu de la crise.
 
— Ces voyages et séjours ouvrent l’esprit, certes, mais comme beaucoup d’autres choses : la musique, le sport, les autres matières, la lecture, l’observation des plantes, le jardinage, le cinéma, la peinture, le chant, le... etc.
 
— A l’heure d’Internet, le contact avec des natifs est plus simple, et passera de plus en plus par les TICE (technologies interactives).
 
— Le prix de l’essence est en constante augmentation, le tourisme amorce une décrue, et dans ces circonstances qui ne vont que s’aggraver, la pollution représentée par les millions de kilomètres parcourus pour les voyages scolaires est à prendre en compte. 
 
A l’heure où la conscience écologique grandit lentement dans tous les esprits, les voyages linguistiques n’échapperont pas à une réévaluation de leur rapport bilan carbone, de leur rapport pollution/utilité.
 
En fait, alors que des millions d’enfants n’ont pas accès à l’eau potable, envoyer nos enfants une semaine dans un pays étranger pour apprendre quelques mots, c’est un luxe de pays riche, voire un gaspillage de nantis.
 
Qu’un jeune homme ou une jeune femme aille découvrir une autre langue et une autre culture par un long séjour de quelques mois à l’étranger, un boulot d’été, un voyage, un stage professionnel, oui, mais l’utilité de ces sauts de puce scolaires de quelques jours est loin d’être aveuglante.
 
Edgar Morin a fait un joli article dans « Le Monde » il y a quelque temps, où il invitait à retrouver d’autres valeurs, donner plus de place à l’amour, la poésie, en somme réenchanter le monde. 
Je ne suis pas sûr que ces bus scolaires qui trimbalent des élèves d’un pays à l’autre pour quelques jours dans les embouteillages des grandes villes aillent tout à fait dans le sens de la décroissance raisonnée, de la réflexion sur l’avenir de notre civilisation.
 
L’UE ne cesse de vanter la mobilité européenne. Rappelons que cette idée, cette idéologie même, est à la base une demande des milieux économiques pour une main-d’œuvre mobile et concurrentielle (la fameuse employabillité), à l’instar de ces malheureuses ouvrières polonaises, roumaines et marocaines qui abandonnent leurs enfants pour venir gagner quelques euros en ramassant des fraises espagnoles bourrées de pesticides dans des conditions d’un autre temps.
 
Pourtant, mobiles ou fixes dans nos régions, nous sommes tous des Européens. Parlant anglais ou pas, nous sommes toujours des Européens.
 
— L’apprentissage précoce des langues n’est pas une question pédagogique, c’est une question politique, car il s’agit de l’apprentissage précoce de l’anglais, et seulement de l’anglais, à de rares exceptions près, dont les langues régionales. 
 
— Au fil des ans, les voyages linguistiques ont généré un juteux marché, il suffit de googler pour le constater... mais est-ce une raison suffisante pour ne pas en faire le bilan ?
 
Inefficaces, coûteux, polluants, complexes à organiser, hasardeux au point qu’il faille créer un corps de contrôleurs, dévoreurs de temps et d‘énergie (dont celle des profs, bénévoles), dépassés par Internet, la « webcam » et les technologies interactives en général, on comprend que les voyages linguistiques ne soient jamais évalués !
 
Notons simplement la force des choses, la résistance passive de quelques Conseils régionaux qui se font tirer l’oreille pour le financement...
 
Ceci dit, peut-être que tout ce qui précède est un monceau d’âneries, puisqu’on lit partout le contraire ! Comment pourrais-je avoir raison contre tous ? La seule explication autre que ma folie douce serait que les voix discordantes n’osent pas s’exprimer, tant le dogme est prégnant, tant il serait mal vu, à l’heure de l’UE, de critiquer les sacro-saints voyages linguistiques. 
 
Les voyages forment la santé, c’est bien connu, mais je suis au moins sûr d’une chose : mieux vaut ne pas respirer à pleins poumons derrière un bus scolaire qui démarre !
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